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De l’utilisation du micro-ondes en littérature

Je ne voudrais pas être désagréable, parce que Mohamed Mbougar Sarr a une tête sympathique, beau gosse, présente bien, parle encore mieux, dit des choses plutôt sensées et, surtout, c’est un admirateur inconditionnel de l’écrivain chilien Roberto Bolaño et, aussi, je viens de l’apprendre en feuilletant le dernier numéro de l’année 2021 du Monde des livres, fan de L’insoutenable légèreté de l’être (1982), qu’il offre à tout va autour de lui, et quelqu’un qui admire inconditionnellement Roberto Bolaño et Milan Kundera, ne peut pas être, de mon point de vue, un mauvais bougre, mais son roman La plus secrète mémoire des hommes, prix Goncourt 2021, qui a reçu les louanges du tout Paris littéraire et d’ailleurs –« roman total », « chef-d’œuvre », « merveilleux », « grand livre », « jubilatoire », « livre-monde », « flamboyant », « roman idéal » et j’en passe dans l’épithète dithyrambique–, me semble une bien belle escroquerie, bâti, qu’il est, sur des emprunts à la tire larigot aux deux romans de Roberto Bolaño, Les détectives sauvages (1998) et 2666 (2005), et aussi, d’une manière moins appuyée, à La littérature nazi en Amérique (1996), Amuleto (1999), Le secret du mal (2007) ou Les déboires du vrai policier (2011). Certes, comme a pu l’écrire jadis l’historien Lucien Fevbre dans Combats pour l’histoire (1953), « s’il y a emprunt, c’est qu’il y a besoin ». Mais à trop emprunter on y laisse son âme. Qu’importe ! « Un petit moment de honte est vite passé », disaient nos grand-mères. Dont, acte.

Entendons-nous. Je ne voudrais pas qu’on m’interprète de travers. Ne voudrais pas induire en erreur. Le terme escroquerie est peut-être un peu fort. Je l’emploie pour frapper les esprits. Pour aguicher le lecteur. Pour faire, à bon compte, mon Cyril Hanouna. Il ne s’agit pas dans mon esprit d’accuser de plagiat Mohamed Mbougar Sarr. Bien que La plus secrète mémoire des hommes tourne autour d’un soupçon de plagiat. Dans la fiction et dans la réalité qui l’a, en partie, inspirée : l’affaire Yambo Ouologuem, prix Renaudot 1968 pour Le devoir de violence. Un roman, de mon point de vue, assez remarquable. Même si l’auteur pompe à tout va. Apparemment. J’en sais rien, moi, s’il a pompé ou non ! Je vais pas refaire l’enquête qui fut faite en son temps. Qu’on lui fiche la paix à Yambo Ouologuem ! Il en a déjà bien chié ! Paix à son âme. Je n’en avais jamais entendu parler avant le mois de septembre. Lu dans la foulée de La plus secrète histoire des hommes. Par acquis de conscience. Pour avoir tous les éléments en main. Pour donner l’exemple aussi.

Venons-en aux faits. La stratégie éditoriale de Mbougar Sarr me rappelle, à l’envers, celle décrite par Jorge Luis Borges dans « L’imposteur invraisemblable Tom de Castro » (1933), l’une des nouvelles de l’Histoire universelle de l’infamie (1935). Rappelons succinctement l’histoire : un type des bas-fonds prend la place d’un officier anglais disparu en haute-mer, dont il diffère en tous points. Comme il diffère en tous points, tout le monde croit qu’il est celui qu’il dit être. Y compris la maman du défunt, toute à la joie de retrouver un fils qu’elle croyait mort. Même s’il a drôlement changé. Mais là où Borges fait de la dissemblance le moteur de la reconnaissance et de la tromperie, Mbougar Sarr revendique haut et fort la ressemblance « bolagnesque » ou « bolañienne », je ne sais pas comment dire, de son roman pour forger de la dissemblance et masquer des agissements narratifs plus ou moins louches, afin de consolider sa légitimité littéraire. Il n’est pas interdit de s’inspirer d’un auteur. Ou de deux ou de trois. On le fait tous. À vrai dire, rien n’est interdit en littérature. C’est sa richesse. Sa force. La dernière qui lui reste. Ou l’une des dernières. Nulle règle ne s’impose au romancier. Pourtant, une certaine, disons, bienséance éthique devrait pousser tout un chacun à ne pas franchir certaines limites. Lesquelles ? Ce n’est pas à moi de le dire. Elles ne sont pas fixées d’avance. Je me contente d’en rappeler le principe. Mais, dès nos jours, question principes, on s’en bat les steaks (comme dirait mon fils rappeur de vingt ans).

C’est que le commerce de la littérature a ceci de commun avec le commerce des détergents que l’on y fait volontiers passer la nouveauté pour l’innovation, et il a ceci de différent que les marques y sont très mal protégées. Certains critiques littéraires en savent quelque chose, eux, qui, faute de temps, d’envie, de jugeote ou de je ne sais pas quoi, restent babas devant certains plats de la rentrée littéraire, tel le roman ‘moléculaire’ de Mbougar Sarr, qu’ils s’égosillent à qualifier de terriblement novateur. Je ne peux m’empêcher de me demander s’ils ont lu Roberto Bolaño et ses deux romans phare, dont le premier fait plus que s’inspirer. Nous avons autre chose à faire que de lire près de deux mille pages serrées, me diront-ils. C’est du vieux ! Et à quoi bon, d’ailleurs, poursuivront-ils, en adeptes de Pierre Bayard et de son Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? (2007). On peut s’en passer et on s’en passe, sacrebleu ! Vous êtes un ringard ! Espèce de rabat-joie ! Plus personne ne lit aujourd’hui des gros livres parus il y a longtemps, il suffit de pouvoir en parler !!! Et pour ça, on est forts !!! J’en conviens. Il est certes bien plus difficile de parler des livres que l’on a lus.

Mohamed Mbougar Sarr a fait preuve de franchise. Partout où il va, il avoue. Il n’a jamais caché sa fascination pour l’auteur chilien ! Il l’exhibe à tout va ! Et aux critiques d’applaudir des deux mains sa franchisse, sorte de brillante justification ab ante : « L’auteur (Mbougar Sarr) a ceci de diabolique qu’il désamorce toutes les critiques qu’on pourrait lui adresser, puisque le narrateur se les adresse déjà à lui-même et qu’il y répond. » (Pierre Assouline) Bravo, mon pote ! Raisonnement imparable !

Où est le péché ? Où la faute morale ? Il n’y en a pas. C’est ce que l’on appelle en espagnol, « curarse en salud », autrement dit, traduit littéralement, ‘se soigner en pleine santé’… que le Larousse bilingue de García-Pelayo et Testas traduit par ‘ménager ses arrières’. Je n’ai pas trouvé mieux.

Regardons d’un peu plus près. Pour regarder quelque chose et ne pas pleurer.

Je fais partie, je l’ai déjà dit, de ce club de fanatiques de Bolaño, dont fait partie aussi Mbougar Sarr, qu’un jour j’inviterai prendre verre, en rêve ou dans la réalité, pour qu’il me pardonne. Sans rancune, va… Voilà pourquoi, lorsque son roman est paru, j’ai été tout naturellement attiré, de même que j’avais été attiré il y a quelques années par le M Train (2015) de Patti Smith. Sa lecture m’a laissé les bras ballants, tant j’ai eu l’impression d’avoir affaire à une sorte de remake synthético-africain des deux romans majeurs de Bolaño, que j’ai eu l’idée, saugrenue par les temps qui courent, de lire en entier, en espagnol et en français – Miguel de Unamuno disait qu’il aimait relire le Quichotte en anglais, y trouvant dans la traduction une autre occulte richesse. À quand donc un remake océanien ou/et asiatique, voire antarctique, me suis-je dit interloqué. Comment est-ce possible qu’aucun critique n’ait relevé ce qui de mon point de vue saute aux yeux ? À défaut d’autres raisons qui pourraient paraître quelque peu virulentes, je me suis tout simplement dit : voilà une belle bande de fainéants, ces critiques.

À tête reposée, une fois passée ma suffocation, j’ai compris que la stratégie narrative des deux auteurs était, par-delà (et malgré) les efforts mimétiques de Mbougar Sarr, radicalement différente. Ça m’a rasséréné un peu. Là où Bolaño fait exploser le rythme narratif en plaçant l’action au cœur même son artefact romanesque, Mbougar Sarr continue de narrer d’une manière somme toute assez classique au moyen de la triade traditionnelle de tout romancier, bon ou mauvais : description/explication/dialogue. Bref, là où le premier ‘montre’, ‘impose des images narratives’, le second continue de ‘dire’, incapable qu’il est de se hisser au niveau d’une intention qu’il renifle sans pouvoir s’en saisir. On retrouve là, bien évidemment, la célèbre distinction wittgensteiniene entre ‘montrer’ et ‘dire’. Rien d’étonnant à cela, puisque les deux auteurs font de Wittgenstein une référence, attirés qu’ils sont par la dernière proposition du Tractatus, dont on fête justement en 2022 le centième anniversaire de sa parution en anglais : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. » (traduction Granger, mais le mot silence n’apparaît pas en allemand, je laisse ça aux germanistes). Bref, Mbougar Sarr s’arrête devant cette porte de la Loi du premier Wittgenstein, tandis que Bolaño, tout à son aise, pénètre dans le temple du deuxième Wittgenstein, celui, entre autres, des Cahiers (1933-34) et des Recherches (1953). Et au premier, donc, pour masquer son échec, son incapacité, de recourir aux emprunts : argumentaire, structurel, de personnages, de réflexions sur la littérature.

Dans Les détectives sauvages, à forte dimension autobiographique, un écrivain en herbe, Arturo Belano, part, en compagnie d’un deuxième larron, non moins en herbe que lui, Ulises Lima, à la recherche de la littérature, entourés d’autres écrivains en herbe, les réalistes viscéraux. Une littérature incarnée par la mystérieuse poète Cesárea Tinajero, disparue quelque part au milieu des déserts de Sonora. Dans 2666, ce sont quatre jeunes universitaires qui partent à la recherche d’un mystérieux romancier allemand, Beno von Archimboldi, qui réapparaît de temps en temps et disparaît de temps en temps. Dans La plus secrète mémoire des hommes, à forte dimension autobiographique lui aussi, un écrivain presque en herbe, Diégane Latyr Faye, entouré d’autres écrivains africains plus ou moins presque en herbe comme lui, part à la recherche de la littérature, incarnée cette fois-ci en la personne du mystérieux romancier T. C. Elimane, qui apparaît et disparaît quand bon lui semble. Dans leur périple, les uns parcourent le Mexique, l’Europe, de manière périphérique l’Afrique, les autres, l’Afrique, l’Europe, l’Argentine de Gombrowicz et Sabato, dépeints en rigolos. Les similitudes ne s’arrêtent pas là. Loin s’en faut. L’araignée-mère, l’écrivaine sénégalaise Siga D., confidente du jeune Diégane dans le roman de Mbougar Sarr, est un mix de Cesárea Tinajero, de la poète Auxilio Lacouture, la narratrice et protagoniste de Amuleto et de la baronne von Zumpe de 2666. Poursuivons. Les pages énumératives sur ces critiques suicidés qui ont osé approcher de l’œuvre de T. C. Elimane, reprennent a minima le procédé énumératif de Bolaño dans le quatrième livre de 2666, « La part des crimes ». Le tout, bien évidemment, sur fond d’une structure similaire –après tout rien ne l’interdit–, hachée, discontinue chronologiquement, riche en pluralité de voix et de récits enchâssés, nourrie de matériaux divers, journaux intimes, articles de journaux, lettres, confidences, aveux, ou autres réflexions crépusculaires (et oraculaires) sur la littérature, lesquelles se taillent la part du lion et font jouir des critiques en mal de frisons, subitement défenseurs d’une littérature littéraire, si à l’opposée des paillettes remplies de bla-bla qui font leur quotidien :

« En littérature on ne réussit jamais. »

« … (peut-être la vraie histoire de la littérature) est celle des livres perdus dans un couloir du temps, pas même maudits, mais simplement oubliés… » (ici, on dirait du Ruiz Zafón)

« Nous ne pensions pas du tout qu’elle (la littérature) sauverait le monde ; nous pensions en revanche qu’elle était le seul moyen de ne pas s’en sauver. »

« La littérature m’apparue sous les traits d’une femme à la beauté terrifiante. »

« Mais chercher la littérature, c’est toujours poursuivre une illusion. Chercher la littérature, c’est chercher la merde. »

« La littérature. Il ne restait et ne resterait jamais que la littérature ; l’indécente littérature, comme réponse, comme problème, comme foi, comme honte, comme orgueil, comme vie. »

« Il se peut qu’il n’y ait rien à trouver dans la littérature. Elle est un cercueil suspect, noir et brillant, mais il est possible qu’il ne renferme aucun cadavre. »

Pour paraphraser Clausewitz, Mbougar Sarr tente de poursuivre Bolaño – le romancier, mais aussi celui de « Littérature + maladie = maladie » (2003) ou de Entre parenthèses (1998-2003) – par d’autres moyens. Est-ce cela qu’on appelle, pour se gargariser de mots, « une mise en abyme vertigineuse » ? Quand on est à court d’idées, on ressort toujours cette tarte à la crème de la mise en abyme et du vertige, au lieu de faire correctement son travail en allant consulter les sources. C’est peut-être mon passé d’historien qui me pousse à une certaine rigueur. Est-ce blâmable ?

L’écrivain argentin César Aira défend l’idée qu’en art il est toujours préférable de vouloir faire du nouveau, au risque de l’échec, que de réchauffer des plats au micro-ondes, aussi comestibles soient-ils. Je ne saurais ne pas être d’accord.

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